JE N' AURAIS PAS DU
La soirée s'annonce belle et chaude.
Je profite des rayons du soleil couchant d’une superbe journée de vacances. Un verre de thé glacé posé sur la table du jardin, les pieds allongés sur le fauteuil en face, tout en ayant un œil sur les dernières nouvelles de la région... et l'autre sur ce petit fils adoré venu passer quelques temps avec ses grands parents, dans ce domaine loin de tout, si près de la nature.
La porte de la bibliothèque donne sur le patio. Armé d’un petit bâton, allant et venant Marc joue, il suit un rêve et parle seul. Ses cousines sont reparties d’hier. Mon épouse a pris la voiture, quelques courses indispensables l'attendent au village.
Je n'entends plus rien, le calme absolu, certainement celui annonçant les fortes tempêtes. Marco ou es-tu ?
- Viens près de grand père, qui va t’apprendre les premiers pas du plaisir de la lecture !
Petit Marc est si précieux à mes yeux, je vois en lui le fils que je n’ai pas su aimer, parti trop tôt vers des choix de vies tellement différents de ceux qui étaient mes priorités. Perdu dans la jungle de la vie il me laisse sa petite vie entre les mains. Nous partageons les vacances avec la maman de Marc et c’est un bonheur de voir évoluer ce petit.
- Grand père je voudrais que tu me lises une vraie histoire, une de celles du livre que Mathilde lit à sa sœur Clothilde, celui là, celui qui a le dos rose, de la Comtesse de ciguë.
- Marc, ces livres, écrits par la Comtesse de Ségur, et non « ciguë » nom est attribué à une dangereuse plante, appartiennent à la Bibliothèque Rose et ont été écrits pour les petites filles. Pour les petits garçons, qui aiment en général les histoires d’aventures c’est dans la Bibliothèque Verte qu’il faut choisir ! En fait tout cela n’a aucune importance, filles et garçons peuvent se nourrir de toutes ces histoires mélangées.
Les petites mains m’apportent un livre parmi tant d’autres.
« Je veux lire ce livre là ! »
Nous allons donc nous pencher sur « Les malheurs de Sophie ».
Marc s’installe sur mes genoux, et c’est l’instant de tout le bonheur du monde !
Le livre échappe des petites mains, une enveloppe jaunie se dissocie des feuillets. Je ramasse et remets en place pressé par Marc de commencer la lecture.
Le petit pose des questions à chaque phrase :
- C’est quoi ? Pourquoi ?
Bientôt l’histoire ne semble plus avoir d’intérêt pour lui. Une grande fatigue s’installe. Dans les yeux de ce petit homme de quatre ans, le « marchand de sable » vient de passer !
Un bruit de moteur qui s’arrête, une portière qui claque, Stéphanie, la grand’ mère vient de rentrer, elle saura mieux que moi donner à ce petit les soins du soir.
La soirée s’annonce calme.
Les « Malheurs de Sophie » posés sur la petite table, je souhaite remettre en place l’enveloppe jaunie. Un sentiment de curiosité m’anime. Je ne reconnais pas l’écriture.
Sur l’enveloppe, la plume a évolué en pleins et déliés :
A toi ma belle inconnue, ma Stéphanie d’un soir.
Je sais, je n’aurais pas dû. Pourtant un sentiment fort et inconnu me conduit, mon cœur s’emballe, je ne peux plus m’arrêter, je ne vois plus que ce papier que je tiens du bout de mes doigts tremblants. Une voix intérieure me dit :
N’ouvre pas, tu vas bouleverser ta vie.
Au loin j’entends les va et vient pour la préparation du repas, le bruit de l’eau pour le bain qui va rafraichir le petit Marc. Le rire de Stéphanie qui prépare notre petit fils pour son repos.
Petits bonheurs du jour, de tous ces jours qui ont fait notre vie.
Basée sur la sincérité, le calme, la confiance mutuelle. Il a été difficile d’élever nos trois enfants, rien n’a été simple, mon travail m’obligeait à partir à l’étranger des semaines entières.
Stéphanie tenait parfaitement son rôle de maitresse de maison. Je me rends compte avec le recul, que je n’assumais pas mon rôle de père. Notre fils ainé, le père de Marc nous a donné de gros soucis. De santé fragile, ayant un caractère très entier, volontaire mais aussi paresseux, il était profiteur et tellement différent des deux autres. Il voulait vivre une vie facile. Réclamait. Riait de me voir être toujours aux ordres d’un patron qui ne reconnaissait pas mon travail. Sans peine, il ferait mieux que moi me criait-il.
Un voyage au Maroc, un passage de drogue pour se faire de l’argent, les prisons, la honte pour lui, pour nous. Je ne comprenais pas ce fils. Il avait de bons diplômes en mains et était destiné à avoir lui aussi un avenir brillant mais se complaisait dans des soirées enfumées qui n’en finissaient pas !
Ce fut un bonheur lorsqu’il rencontra la mère de Marc. Plus tard ils vinrent nous présenter le petit, tout semblait être remis sur les rails. Nous étions rassurés. Malheureusement, un soir de pluie, des pneus usés ne lui ont pas permis d’éviter le poids lourds arrivant trop vite dans le virage, ce fut le drame.
Pendant quelques années nous avons soutenue et aidé Marc et sa maman, nous étions tellement heureux de reporter notre affection sur ces pauvres petits, brisés de la vie .
Avec nos deux autres enfants, leurs conjoints et leurs petits la vie reprenait. Une unité était donnée à notre famille.
Tous ces souvenirs se bousculent dans ma tête à une très grande vitesse.
Mais comme une brûlure, je tiens toujours du bout des doigts cette lettre ancienne, qui ne m’est pas destinée.
Avant de lire, le film n’est pas encore mis en place, mais je sais déjà, j’ai tout compris.
Mon amour,
Au début il n’y avait rien ! Lorsque cette fête a commencé, nous ne nous connaissions pas, mais dès l’instant où mes yeux se sont posés sur toi j’ai su que tu étais ma destinée. Je ne pensais pas recevoir de toi un tel accord. L’amour que nous avons partagé, je ne l’espérais pas, je n’aurais jamais imaginé tant de ferveur. Tu m’as donné en un soir ce que jamais je ne me croyais capable de recevoir un jour. Je sais que tu es fiancée, que ton mariage est proche. Il ne faut rien casser, rien regretter. Moi, pauvre diable je ne pourrais jamais te donner ce que tu peux prétendre avoir. Avec moi rien de stable, les petits boulots, la vie de bohème. Je pars demain, nous ne nous reverrons donc jamais et c’est mieux ainsi.
Ce moment vécu ensemble est impérissable et durera toute la vie.
Abasourdi, anéanti par cette lecture, comme un boxeur qui vient de recevoir le coup final, je suis vidé de tout ressort. Rapidement l’enveloppe jaunie retrouve sa place dans les « Malheurs de Sophie ».
En un instant, je ressens la solitude la plus complète.
Que de temps j’ai mis pour comprendre !
Trente années se sont écoulées et voici que tout est clair.
Je vois tout, tout me saute au visage.
Doucement, je me lève et remets en place sur son étagère le livre et son secret.
Au loin, j’entends la voix de Stéphanie dont le son résonne et fait écho dans ma tête :
« Honey, je t’attends, le repas est servi, ce soir le petit s’est endormi bien vite »
Comme dans un rêve je me lève et me dirige vers la cuisine.
La vie, notre vie va continuer de ronronner.